Une histoire - Entretien avec Christine Macel, Conservatrice en chef chez Centre Pompidou
Une histoire, Art, architecture et design des années 1980 à nos jours est l'exposition en cours au Centre Pompidou, sous la direction de Christine Macel. Une nouvelle présentation des collections contemporaines du Musée national d'art moderne; quatre cents œuvres, dont des peintures, sculptures, installations, vidéos, films, dessins, photographies, maquettes, documents de conception. Cet entretien propose une lecture des thèmes centraux de l'exposition et explore les questions méthodologiques avec son commissaire.
Nous commençons donc par le titre. Une histoire n’est pas l'Histoire avec un h en capitales, ce qui pourrait suggérer une lecture unique et une approche historiciste, mais l'une des histoires possibles, un récit de la production artistique de la période considérée. Cependant, c’est un titre au singulier. La première chose que j’ai remarquée dans l'exposition, est la pluralité des histoires différentes, la polyphonie des récits et des chemins des artistes, plus encore que des mouvements artistiques. Les sections de l'exposition ont des titres tels que "L'artiste comme historien", ou "L'artiste comme documentariste", qui, à leur tour, commencent d’autres histoires et qui ne font référence à aucune des catégories historiques les plus courantes. On y trouve également une vidéo de Renée Green, présentée dans l'exposition et publiée (significativement) dans l'introduction du catalogue critique, où on lit: «Who owns history ? Who can represent its complexity? Who cares?». Je voudrais donc poser trois questions concernant la relation de cette exposition avec le thème de l'histoire.
SA: Ma première question porte sur l’approche critique et curatoriale. Dans l’introduction au catalogue, vous mentionnez la date de 1989 comme un véritable tournant dans les équilibres mondiaux. Vous assumez donc un point de départ à l’intérieur de l’histoire. A partir de cela vous mettez en place une réflexion sur les changements dans la sphère sociale et individuelle, et dans le monde multiforme de l’art. Ces changements concernent également la sphère critique et l’épistémologie historique, grâce au développement des études postcoloniales et à une nouvelle affirmation des écosystèmes locaux. L’histoire mondiale s’est de plus en plus articulée en multipliant les narrations possibles. Quelle méthodologie avez-vous choisie pour raconter cette histoire trentenaire? Quelle est l’idée de départ du titre de cette exposition?
CM: Ma méthodologie a consisté à me plonger dans la littérature critique que j’ai pu réunir autour de l’après 89, ce qui a consisté en un travail assez passionnant. J’en ai d’ailleurs profité pour éditer une anthologie d’une vingtaine de textes de référence pour un ouvrage qui n’est pas encore publié, mais que j’aimerais parvenir à offrir au public. C’est ainsi que j’ai pu dégager des axes majeurs, qui, si je les avais moi-même décelé pour la plupart, ayant vécu cette période en immersion totale dans l’art d’aujourd’hui, étaient ainsi confirmés par des sources d’auteurs extrêmement divers, de Boris Groys à Okwui Enwezor, de Nicolas Bourriaud à Mark Godfrey etc. Il s’agissait en effet de recoller ensemble des morceaux de narration qui pouvaient mis bout-à-bout, en quelque sorte, constituer un récit possible, une histoire de cette période. Et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi le titre de l’exposition «Une histoire»: non pas une Histoire avec un grand H, car il me semble qu’aujourd’hui ce grand récit ne peut pas être écrit sans présenter de nombreuses lacunes, mais une histoire, tissant plusieurs fragments entre eux, nécessairement sélectionnés, et qui n’a pas valeur de discours définitif. De plus j’ai toujours pensé qu’une histoire transversale, horizontale, comme celle que prône l’historien d’art polonais Piotr Piotrowski avait plus de chance de construire un récit prenant en compte les différentes scènes, les différents points de vue concomitants, les dissensus et les différences qui révèlent souvent plus que leur contraire.
SA: Ce que nous voyons est, tout d'abord, l'histoire d'une collection et des acquisitions du Centre Pompidou. Vous avez écrit à cet égard: «La stratégie du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, international par nature, a été d’accorder une attention particulière, sinon renouvelée, aux scènes émergentes des quatre coins du monde, avec des focus plus appuyés sur certaines scènes selon des lignes déjà définies par le passé des expositions en cours ou la générosité de groupes d’amis et de certains donateurs». Qu’est-ce que nous révèle cette exposition sur l’histoire du musée et de ses politiques d’acquisition?
C.M: Evidemment il s’agit aussi d’une histoire avec un petit h, car je partais d’une collection, partialement constituée par les quelques vingt conservateurs qui ont travaillé en permanence dessus depuis cette époque, avec leurs propres centres intérêts et critères de jugement. Mon choix à l’intérieur de cette vaste collection a été également partial. Mais cette partialité a été aussi guidée par ce qui avait déjà été beaucoup vu au musée, et surtout parce que ce qu’il l’avait été moins, par de grandes figures que je voulais réaffirmer comme séminales pour chaque partie, par exemple Hans Haacke pour son rapport critique à l’histoire, Christian Boltanski pour son travail fondateur sur la notion d’archive, ou encore Sophie Calle dans son rapport à l’autofiction et à l’intime.
Les politiques d’acquisition du musée révèlent plusieurs choses. D’une part, les conservateurs ont chacun leur méthode. Pour ma part, par rapport au service Création Contemporain et Prospective dont je m’occupe depuis quinze ans, j’avais établi un plan de départ en analysant le manques de la collection et en définissant plusieurs axes qui se sont d’ailleurs enrichis de nouveaux au court du temps. Aujourd’hui avec le recul, ce programme a été plus ou moins bien réalisé, plutôt plus que moins d’ailleurs. Les focus que nous avons choisis à l’époque, s’avèrent pertinents avec le recul: la scène libanaise (Walid Raad, Akram Zaatari etc.), les artistes du Mexique des années 90 (Orozco, Cruzvillegas, Kuri, Ortega etc.), les scènes de l’ancienne Europe de l’Est (de Gorgona à Roman Ondak). Bien entendu il y a des manques importants, notamment pour l’art américain, qui n’a pas été collectionné dans les années 80 (je pense à Larry Clark, Richard Prince etc.). Les artistes stars des années 90 comme Damien Hirst, Maurizio Cattelan (présent cependant avec une œuvre du Capc de Bordeaux anciennement acquise par le FNAC), Takashi Murakami ou Jeff Koons non plus. On peut avancer des questions de moyens, mais il y avait aussi des choix très clairs de la part des conservateurs. Une des choses qui me frappe, c’est la liberté que nous avons eue jusqu’à aujourd’hui pour nos choix, qui est spécifique au système français de service public. Jusqu’à ce que nos moyens diminuent, le marché n’a pas eu la même influence qu’il a pu avoir dans le monde anglo-saxon des «patrons» et «trustees». Il y a également eu des intuitions très fortes, permettant d’acquérir des artistes à leurs débuts avec des œuvres importantes: je pense par exemple à cette installation de vidéo de Joachim Koester DIAL HIstory exposée à la Documenta de 1997, acquise par le centre et qui apparaît aujourd’hui comme une œuvre séminale, presque prémonitoire par rapport aux décennies qui ont suivies. Mais parfois nous arrivons trop tard et les œuvres ne sont pas forcément celles dont on aurait pu rêver. Depuis quelques années la situation a changé, nous avons moins de moyens de la part de l’Etat et encore plus besoin du soutien de nos amis, d’où la multiplication de groupes au niveau international, qui se sont considérablement activés.
SA:Je trouve que cette exposition, en mettant en lumière des histoires différentes et la pluralité des regards, montre au public une variété de lectures portées avant tout par les artistes. La plupart des sections de l’exposition ouvre des voies nouvelles à l’intérieur de celle principale et indique des prises de position de part des auteurs engagés dans une interprétation du monde. Où nous amènent-t-elles ces ouvertures? Qu’est-ce qu’elle peut nous dire cette exposition sur le rapport des artistes avec l’histoire?
CM: La question du rapport à l’histoire passée et en train de se faire a été un des axes majeurs et le plus passionnant de cette période. Il est d’ailleurs amusant de voir combien d’auteurs ont prêché la fin de l’histoire, ont été cru et lu, notamment par les critiques d’art, alors que les faits et la réalité artistique montraient l’inverse. Malheureusement le cours conflictuel de l’histoire d’aujourd’hui accélère ce focus des artistes. Ce n’est pas pour autant qu’ils aient été particulièrement engagés, ou que leur art soit uniquement politique. Mais je crois que le sentiment d’accélération de l’histoire, l’impression d’être submergés par un flot d’informations venant sans cesse du monde entier, l’influence des médias eux-mêmes, ont simplement incités de nombreux artistes à chercher là la matière de leur travail. L’œuvre Outgrowth de Thomas Hirschhorn me paraît en être l’exemple le plus clair. Ces axes que j’ai tenté de mettre en lumière sont d’une certaine manière tous toujours en marche: le rapport à l’archive et au document constitue toujours un socle de la création, comme la recherche d’une pratique picturale conceptuelle, tout comme aussi le rapport à l’objet, au monde de la consommation et de l’écologie. Je suis aussi frappée par les micro-tendances qui émergent sans cesse et disparaissent comme les modes. J’aimerais parfois rencontrer dans mes recherches des artistes plus originaux, plus imaginatifs, plus personnels, plus inattendus. Cela a toujours été mon moteur.
SA: Voyons de plus près maintenant l’exposition: Une histoire a nécessité l’organisation de différentes phases d’exposition, trois versions successives dans une année et demi à cause de la quantité des œuvres qui font partie de la collection. Comment ces phases ont-elles été divisées? Que peut-on s’attendre dans les mois prochains?
CM: Il y a trois phases de six mois chacune, je viens de mettre en place la seconde où 150 œuvres sur 450 ont été décrochées puis réinstallées, avec le remplacement d’une thématique: une section sur L’artiste comme autobiographe, liée à la question de l’intime, s’est substituée à celle de L’art au corps. Cet accrochage sera encore modifié dans les mêmes proportions en juillet pour la dernière phase qui durera jusqu’en janvier 2016.
SA: Dans le texte critique du catalogue vous affirmez que «la stratégie du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, international par nature, a été d’accorder une attention particulière, sinon renouvelée, aux scènes émergentes des quatre coins du monde». L’exposition reflète forcément cette tendance: de quelle manière avez-vous choisi de mettre de coté des œuvres plus ou moins connues? Dans notre expérience de l’exposition, le dialogue entre les œuvres a été significatif, la division en chapitres met en place des connexions entre les différents artistes malgré leur appartenance à des contextes très divers. Je me suis sentie guidée dans un parcours de découverte ou de redécouverte d’œuvres que j’aimais déjà, mais qui, à travers le lien avec les autres, assumaient une nouvelle valeur.
CM: Je crois qu’il est très important d’articuler les œuvres par rapport aux intentions des artistes, de leur permettre d’activer tous leurs sens possibles, y compris ceux que l’artiste n’avait pas imaginés. Cela implique d’être au plus près de leurs préoccupations. Il s’agit également d’offrir une expérience perceptuelle, de générer des regards croisés entre les œuvres pour faire surgir ces sens. L’accrochage est à la fois réflexion sur les œuvres et expérience de leur vie matérielle. C’est une dimension qui m’intéresse tout particulièrement et à laquelle j’attache une grande importance. Chaque œuvre a besoin de son espace, de sa respiration spatiale. J’essaye toujours de penser une exposition au préalable en trois dimensions, tout du moins dans ma tête, en imaginant comment le spectateur va se déplacer, comment il va arriver face à une œuvre ou dans une œuvre, comment il pourra déambuler et appréhender l’image, l’objet ou l’œuvre sonore. Le curateur en ce sens est un guide devenu invisible qui a pensé en amont des parcours possibles. Les critères géographiques ou nationaux bloquent ces rencontres avec les œuvres car les artistes d’une scène sont parfois très différents, c’est pourquoi j’ai cherché à définir des lignes directrices qui partent des œuvres elles-mêmes, de la manière même de travailler des artistes, au-delà des frontières.
SA: Mes questions visent à souligner l’approche curatoriale et critique de cette exposition, non seulement un ensemble très vaste et neutre d’œuvres collectées, mais aussi un parcours international. Le curateur de la prochaine Biennale de Venise, Okwui Enwezor, a écrit: «Christine Macel évite avec finesse toute tendance encyclopédique, préférant aborder cette exposition, comme “une histoire” de l’art contemporain parmi d’autres possibles. Cette réduction permet de reconnaÎtre l’impossibilité te la tâche». Cela pose une autre question par rapport au rôle délicat du curateur qui, surtout dans votre cas, s’accompagne de celui de conservateur du patrimoine. Combien est-il important d’affirmer aujourd’hui une vision dans le curating? Quand faut-il qu’elle soit visible et dans quels cas est-il mieux qu’elle reste en arrière-plan, en s’identifiant avec l’institution même?
CM: Le curating n’a pas de définition très claire, chacun l’invente à sa manière, c’est très visible dans les déclarations des jeunes curateurs qui ont émergé depuis les années 90. Pour ma part, je suis conservatrice du patrimoine, c’est-à-dire historienne de l’art et fonctionnaire de l’Etat français pour les musées nationaux, avec des missions précises de recherche, d’acquisition et de diffusion. Pour autant j’ai également beaucoup écrit et réalisé de nombreuses expositions en tant que commissaire ou «curateur» free lance depuis le milieu des années 90 et je n’ai jamais fait de séparation entre ces différentes activités. Je ne crois pas qu’il s’agisse de s’identifier ou pas à une institution, la question est plutôt de savoir quelle est la place du commissaire d’exposition en général par rapport aux œuvres et aux artistes. En ce qui me concerne, je ne revendique pas la position d’auteur. Je me situe plutôt du côté de la recherche, de la pensée historique et critique, du côté des artistes que je fréquente et avec lesquels je noue des relations basées sur une forme «d’empathie». En effet, à chaque fois que je rencontre un artiste ou une œuvre différente, ou que j’amorce un dialogue poussé avec un artiste, je ne cherche pas à imposer une vision mais plutôt à la recevoir et à la transmettre, à amorcer un dialogue et un échange qui me nourrit et peut aussi, je l’espère, constituer une stimulation pour un artiste. Dans une certaine mesure, je me sens plutôt comme un récepteur, une regardeuse, une analyste et une chercheuse, avec également une dimension créative, mais non directement artistique. Et mes projets d’exposition, même si il s’agit d’exposition de recherche thématique, comme Danser sa vie, par exemple, consacré aux liens de l’art à la danse au XXème siècle jusqu’à aujourd’hui, ou encore mon projet en cours What we Call Love, du Surréalisme à nos jours, à l’Imma de Dublin, qui ouvrira en septembre 2015, sont toujours conçus dans cette esprit, d’aller au cœur des œuvres et des pratiques.
SA: Il est impossible de ne pas faire référence à l’actualité historique et politique dans un moment où le terrorisme est en train d’attaquer la culture d’Europe et d’ailleurs. Suite à l’attentat au journal Charlie Hebdo, qui a frappé la liberté d’expression, on assiste à la destruction des trésors préislamiques du musée de Mosoul, en Iraq, revendiquée et diffusée en ligne par l’Isis. Deux événements différents mais avec un élément en commun: il s’agit non seulement d’un acte de terreur et violence contre les personnes, mais aussi contre les images. C’est une destruction des représentations culturelles et symboliques, mais aussi du patrimoine avec lequel différentes cultures s’identifient et qui est en même temps un patrimoine universel. Je voudrais vous demander, d’abord, comment vous avez vécu, en tant qu’intellectuelle et historienne de l’art, ces événements terribles. Et, ensuite, s’il est possible d’engager une réflexion, et dans quelle direction, sur le rôle des institutions culturelles et des artistes contemporains face aux nouvelles formes d’iconoclastie et à l’importance du pluralisme culturel?
CM: J’ai été choquée et me suis sentie également impliquée comme citoyenne, et par rapport à ma pratique. Les principes de laïcité et de liberté d’expression me sont chers. Pour autant je trouve qu’il y a un besoin urgent de respect mutuel, notamment en France, quelque soit les appartenances religieuses, et surtout de dialogue, aujourd’hui déficients. L’activité de conservateur du patrimoine et de commissaire d’exposition ne peut être à mon sens assumée sans avoir un regard voire une participation à ces dialogues, sans entrer pour autant dans un quelconque activisme. Pour ma part j’ai toujours porté une attention aux scènes non occidentales, notamment aux scènes du Moyen Orient. J’ai été plusieurs fois dans divers pays du monde arabe, ainsi qu’en Israël. J’ai également développé un groupe Middle East Patron Group au musée, permettant de renforcer les acquisitions dans cette direction. Nous avions aussi, grâce au travail de Joanna Mytkowska alors conservatrice au Mnam, réalisé une exposition importante, Les Inquiets, qui tentait déjà en 2009 d’explorer la question de la représentation des conflits à travers le travail d’artistes contemporains, avec par exemple des œuvres de l’israélienne Yaël Bartana ou du libanais Akra Zaatari. Hier et aujourd’hui la programmation que je réalise pour le Prospectif cinéma tend justement à inviter des artistes de différents points du globe qui abordent des questions liées à l’histoire contemporaine. Récemment la séance Mare Nostrum évoquait la guerre d’après 1992 en Algérie (Katia Kameli), ou encore les migrations des années 2010 en provenance du Nord de l’Afrique, notamment à travers la catastrophe de Lampedusa (Manuela Vanzo). Et nous continuerons en ce sens, tout en n’oubliant pas d’autres problématiques contemporaines, comme l’écologie ou… les nouveaux rapports amoureux. Je n’aime pas cantonner ma recherche à un seul axe, qui serait par exemple lié uniquement à la question des conflits dans le monde. Le métier de conservateur permet d’embrasser la «totalité» du monde à travers les visions qu’en donne les artistes dans le temps et dans l’espace, c’est une richesse, une liberté et un luxe incomparables dont on n’a plus que jamais besoin aujourd’hui.
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